On a suivi les couleuvres qui s'enfoncent dans le mur, elles s'en vont vers d'infinis boyaux. Le fond du tunnel s'incurve légèrement et se pare d'une trace d'humidité, du calcaire d'eau finement déposé de chaque côté. Il y a un mince filet qui coule. Je n'ose pas poser mes pieds dans cette flaque, je marche légèrement en canard en m'équilibrant grâce aux conduits et aux tuyaux qui fuient de chaque côté du tunnel. On marche longtemps, une galerie se détache et s'enfuit sur la gauche, on la prend juste pour voir, il y a des rebords de chaque côté qui servent à marcher, un petit canyon entre les deux. C'est une impasse, on retourne au gros conduit. Chaque pas m'emmène vers une sensation que je connais mais que je veux faire taire : un mètre de plus, je comprends un peu mieux où nous sommes. Dix mètres, quinze, cent, deux cent, combien, à combien est la rue au-dessus de nous, y'a-t-il un bureau, y'a-t-il un local, quelqu'un.e peut-il.elle m'entendre ? Les petites plaquettes en plastique numérotées, accrochées aux tuyaux avec des colliers de serrage, se succèdent à une fréquence variable. Le conduit s'arrête, on arrive à une échelle dont les barreaux sont plantés dans le mur. Elle monte de quelques mètres et donne sur un nouveau trou. Écoute, dis-je à mon copain souris, tu vois les petites pancartes là ? On ne devrait peut-être pas avancer plus, on ne devrait peut-être pas monter. La curiosité est trop grande pour s'arrêter là ; on décide quelque chose : on monte l'échelle, moi j'attends sur les derniers échelons, lui s'engage dans la suite du conduit juste pour quelques mètres de plus, pour voir s'il y a une surprise au bout. Je vois la silhouette de mon ami s'éloigner, à contre-jour de la lumière de sa propre lampe, ses pas faisant un bruit de ventouse humide dans le filet d'eau qui court toujours, un peu plus gros, au fond du conduit.
Chaque pas m'emmène vers une sensation que je connais mais que je veux faire taire, chaque pas m'en éloigne aussi ; je comprends, mais je m'en distrais. Je regarde le paysage défiler, je l'analyse et je le rends praticable, je l'empêche de m'engloutir.
En m'arrêtant tout devient très clair, je n'aurais pas dû m'arrêter si j'avais voulu à tout prix éviter la peur ; je me sers de mon souffle pour me calmer un peu. Sur les tuyaux et les conduits qui se multiplient autour de ma tête et s'enfoncent dans la perspective infinie du tunnel, vers le rond de lumière qui se balance en s'éloignant, je distingue d'un seul coup quelque chose, puis quelques choses. Des ronds noirs... du mouvement, de la vie. Des semblables. « Ohlala... » « quoi ? » « rien... il y a des tonnes de rats... ils n'ont pas peur... » des semblables... non. Je suis une souris, je ne suis plus une souris, je suis moi, on n'a rien à faire là. Une pancarte en plastique de plus, je la lis, « écoute, vraiment, je crois qu'il faut qu'on aille pas plus loin, vraiment, je pense que c'est dangereux » « ok, ok, je fais encore dix mètres et je reviens » Un énorme bruit n'attend pas notre permission pour éclater et matérialiser toutes les craintes que j'apprivoise depuis les premiers mètres de ce tunnel dont le fond est incurvé avec un filet d'eau qui le suit et des traces d'humidité, du calcaire d'eau finement déposé à des niveaux variables et plus ou moins hauts. L'eau surgit de je-ne-sais-où et monte d'un seul coup d'une trentaine de centimètres. « (PRÉNOM) (PRÉNOM) REVIENS ! REVIENS TOUT DE SUITE !!!!! » Les semblables ont disparu. Mon ami se retourne et prend ses jambes à son cou, ses pas rapides battent l'eau qui gicle partout. Ses lunettes tombent, il glisse et se cogne, se relève, parvient jusqu'à l'échelle. On court sans réfléchir. Tout se calme, une fois éloigné.es de l'eau qui s'arrête de couler ; deux souris s'extirpent du piège en un éclair. « ça va ? »
Deux souris reparaissent à la surface, les pattes mouillées, l'une d'elle saignant du front.
Comment sont faites les villes, comment est faite la mienne, quelle est son histoire, qui comprend quoi va où ? Comment faire ?
Depuis que je suis enfant, je cherche un passage secret, je ne l'ai pas trouvé chez moi mais j'en ai trouvé plein d'autres dehors. Sur quoi donnent-ils ?
Ces endroits ne sont pas vraiment faits pour être habités ou accueillants. Ils n'ont pas été conçus pour procurer du confort ou être rassurants, ils n'ont pas été fabriqués à des fins de repos, d'habitation ou de visite de loisir. Pourtant, je n'étais pas la seule, ni la première, ni la dernière à aimer m'y rendre et à y avoir des habitudes plus ou moins intenses et régulières de fréquentation, d'utilisation des lieux, à y laisser ma trace. Je serais assez incapable de dresser un panel faussement sociologique ou analytique des personnes que j'ai croisées, des gens qui semblent aimer ce genre d'endroits, d'ailleurs ça n'est pas le but. Je pense plutôt avoir besoin/envie de parler, de comprendre ma propre curiosité et nécessité d'appropriation d'espaces qui au premier abord n'ont rien à voir avec ça, ne sont pas conçus dans ce but.
Mais en fait, ça n'a rien à voir avec tout ça, tout court. Il n'y a pas beaucoup de mots que j'ai envie d'apposer là-dessus non plus, je ne souhaite pas théoriser à outrance sur le sujet.
C'est juste qu'un jour, alors qu'avec une personne proche, nous nous extirpions d'une galerie souterraine, au moment où je soulevais la plaque (qui sert de porte de sortie) avec mon dos, arc-boutée sur l'échelle, j'entends une personne en-dessous prononcer les mots « wouah ! Je savais pas qu'une fille pouvait ouvrir une plaque comme ça »
ou peut-être « wouah ! J'avais jamais vu une fille ouvrir une plaque comme ça ».
théoriser le fait de faire
théoriser l'énergie
pourquoi je n'ai pas trop envie de le faire
?
gris gris gris
gris comme les souris
Elle pivote sur des gonds, une fois à la verticale, elle se bloque. Dans cette position elle révèle un trou dans le sol, une contreforme qui me donne un frisson électrique et une excitation très soudaine. Il faut rejouer à la souris et se dépêcher ; je rentre dans le trou illico.
Il faut prendre la plaque à une
de ses extrémités (c'est un carré coupé en deux dans la diagonale, donc on attrape un triangle),
la soulever avec vigueur car elle est
en métal plein, c'est très lourd.
posées sur le sol, sur les équerres encore. Le plafond est très légèrement voûté. Il y a de la lumière uniquement grâce à nos lampes, qui font des ronds qui nous suivent. Je n'en reviens pas du tout. On avance tout droit et très rapidement, il y a tout juste la place pour une personne en largeur :
On longe des kilomètres de tuyaux et de câbles qui sont enserrés dans des gaines en toile graisseuse, noircie, posés sur de lourdes équerres en métal fixées au mur. Tout est gris, tout est sale. Il y a des noms que je ne connais pas encore écrits sur les murs, sur les équerres, des canettes et des bouteilles
ça y est,
je suis une souris...
On veut changer de point de vue. Une sorte de pylône électrique qui sert peut-être de vigie émerge des rails et surplombe même le pont, on dirait un phare sans paroi avec juste un squelette et une petite plateforme pour observer tout d'en haut. Mais on remarque aussi que cette tour est trop proche des caténaires, on connaît les histoires d'arcs électriques. Les rails sont encaissés dans la rue, dans la terre. Il y a des murs qui les longent, des immeubles, des rebords formés dans l'angle qu'il y a entre eux et le pont. On saute les barrières du pont, on se retrouve sur un des rebords. Il y a une trappe au sol, je reconnais, deux poignées qui sortent quand on tire dessus, c'est verrouillé mais une grille est posée juste à côté, et elle est tout à fait amovible. Deux souris se glissent dans le sol à nouveau.
Les mêmes câbles, gaines, porte-câbles auxquels je me sens habituée maintenant, on atterrit au milieu d'eux alors que je pensais me retrouver sur les voies... quand on les longe on emprunte le même chemin que l'électricité et que les signaux de télécommunication. Tout est gris, tout est sale, c'est pareil qu'avant, c'est pareil que les prochaines fois, mais il y a moins de noms (que maintenant je connais) écrits sur les murs et les équerres, il n'y a pas de canettes ni de bouteilles sur le sol, il y a de plus gros tuyaux quand on avance un peu plus. Une pièce sur notre gauche, dont la grosse porte à poignée en forme de roue est entrouverte, les deux souris entrent, une petite trappe au fond, vite soulevée, elle ne découvre qu'une cavité remplie d'eau. Les deux souris continuent leur chemin dans la galerie. De gros tuyaux, ça remonte un peu... un trou dans le mur, dans lequel les tuyaux s'enfoncent comme de grosses couleuvres. Les souris suivent les couleuvres.
Du bruit qui vient de la pièce, lorsqu'on repasse devant, au fond une autre porte ; elle grince en s'ouvrant sous l'effet d'un courant d'air... je jette ma tête dans l'encadrement, j'ai envie de crier, je me mets la main (la patte?) devant la bouche comme dans un film ; des rails qui partent vers l'infini ponctués d'une station à gauche, une station à droite. Une énorme chenille de fer à compartiments, blanche et vert d'eau, vient de passer en faisant hurler ses guides métalliques cloués au sol. Les parois du tunnel sont pleines de coulures et de poussière agglutinée, je ne parviens pas à voir s'il y a des graffitis sur les murs. Deux souris restent bouche-bée face à leur découverte. Le rail du milieu est mortel, il nous enverrait la châtaigne de notre vie si l'on osait y toucher, c'est ce qu'on raconte et c'est ce que je préfère croire, je suis paralysée par l'excitation et le risque provoqués par cette découverte. La souris a de la peinture dans son sac, c'est trop suspect pour jouer aux malins et on se sauve par notre trou en tremblant de surprise.