À la manière d'un coquillage déjà né dans sa coquille, qui se forme doucement autour de lui, à mesure que sa vie avance, à mesure que sa vie grandit, là aussi, il est plutôt question de quelque chose de mutuel. Les formes vivantes ont posé des matériaux durs quelque part (avec des formes, des couleurs différentes). Si les matériaux durs survivent au temps qui passe et à tout ce qu'il implique, il restent là, ou bien continuent à exister même en étant déplacés, et les formes de vies à l'intérieur circulent et s'alternent.
Je commence à comprendre et je remarque aussi que je ne posséde pas l'espace de la même façon que mes copains garçons. Les chemins que je connais, ça ne veut pas dire que je n'en ai pas peur. Je les connais même si on m'a dit de m'en méfier, j'ai aussi des stratagèmes supplémentaires pour en emprunter certains plutôt que d'autres. J'ai le moyen d'aller plus vite si je mets, par exemple, des roues et un cadre entre mes jambes. Si j'augmente ma vitesse et que j'individualise mon trajet, alors je n'ai plus peur. Si je rends ma trajectoire solitaire, quand aucun.ex ami.ex n'est là pour emprunter la même que moi à une heure tardive, alors je peux glisser entre toutes les choses ; sur les voies ; entre les rectangles, les hauts rectangles percés de fenêtres ; lesquels sont apparus en premier, dans quel ordre, on se posait la question plus haut ? Peu importe, tant que je m'y retrouve, puisque maintenant leur nombre est tellement élevé.
Depuis que je suis petite, pour se repérer il faut des panneaux. C'est peut-être comme ça que j'ai commencé à vouloir apprendre à lire, je crois, en empruntant des couloirs en carrelage blanc qui ne faisaient aucun sens pour moi tant que leur direction, leur « utilité » (en terme de sens de circulation, leur destination) n'étaient pas inscrites quelque part pour en tirer des conclusions immédiates.

Comment maman peut-elle être si sûre qu'il faut tourner à droite ici ?
Comment maman peut-elle choisir entre deux escaliers ?
Pourquoi maman descend quand le wagon s'est arrêté cinq fois ?
Du carrelage blanc, du carrelage blanc, des rectangles alternés à l'infini,
Des ronds de couleurs, des ronds de couleurs, des listes de noms dans tous les sens avec des flèches.
Ce récit commence par être guidé par le fait d'avoir grandi dans un espace extrêmement urbanisé, peut-être. Un endroit dans lequel je me déplace depuis que je suis petite selon des routes qui sont tracées, délimitées par des bâtiments en reliefs. Selon les regards on peut dire que les routes ont tranché un espace solide qui était déjà présent ; ou bien qu'autour des espaces vides formés en lignes, des bâtiments ont poussé. C'est amusant de se poser cette question-là, pour moi, parce qu'alors les conceptions s'inversent.
Évidemment quand on y réfléchit un peu plus, la réalité apparaît comme quelque chose qui serait d'un ordre mutuel. Tout n'arrive pas forcément dans un seul sens et la matière n'est pas seulement retirée ou ajoutée, ainsi que la vie qui l'habite.
Dans la même lignée de questionnement, les immeubles, les maisons, les monuments, les cachettes, les masures, les greniers, les caves, les chambres... les vies qui les habitent ont-elles creusé des blocs de pierres et de briques pour s'y installer ? Ou bien les minéraux ont-ils poussé doucement autour de ce qui vit et existe ?

Modifier sa vitesse = modifier son affect ?
Je me demande si je me déplace plus vite dans les espaces qui sont uniquement circulatoires ?
Je me demande si je me déplace plus vite dans les espaces que je connais ?
J'en connais certains par l'action du quotidien, j'en fréquente d'autres par habitude ou par envie de me distraire. J'en découvre aussi jour après jour, on m'y emmène la plupart du temps je pense, ils s'ajoutent tous à ma mémoire.

Quand j'y pense, cet espace qui me revient en tête est une collection de parois épaisses, une succession d'opacités. C'est peut-être pour ça qu'il y a autant de plaisir quand le soleil doré du soir ravit les bâtiments et les murs et qu'il les rend jaunes de chaleur.

Quand la lumière inonde autant,
elle me rappelle d'autres types de paysages, je pense à des champs, recouverts de jaune aussi. Je me dis que tout est en dessous du ciel, que quand le soleil dit « Bonne soirée ! Bonne nuit ! Attention, je vais bientôt y aller !», il s'adresse à tout le monde, enfin, à l'entièreté d'un fuseau horaire, la lumière jaune recouvre chaque chose, tout devient juste un support. Comme sur une petite maquette, chaque élément est un petit obstacle aux rayons, en attrape une partie, s'en habille et projette par derrière son ombre à lui. La ville est un relief sur une petite maquette. La grosse ampoule s'éteint tout les soirs, en disparaissant. Elle revient le lendemain.
C'est très difficile de se rendre compte que l'un est sous l'autre, que le souterrain est sous la surface, rien ne les assemble ni en vitesse ni en apparence. Une fois que le train démarre il n'y a pas de paysage extérieur qui défile, seulement un paysage intérieur secret, fait de câbles, de rails, du tuyaux et de néons ou autres lampes halogènes fixées aux murs. Un paysage de poussière sombre, de cailloux concassés par terre, entre lesquels quelques fois j'ai eu la grande chance et la surprise de voir apparaître puis s'évaporer aussitôt quelques souris.
Mais aussi, un paysage sur lequel de grandes formes magiques sont collées ; elles sont en forme de l'alphabet ; elles sont salies par un temps dont je ne peux pas me souvenir, je peux seulement le constater à en juger par la quantité de poisse poussiéreuse qui s'y est agglutinée. Je me demande bien comment elles sont arrivées là... elles défilent vite devant mes yeux, trop vite et je ne sais pas les déchiffrer non plus.
Quand j'ai compris que je pouvais me frayer mon propre chemin à travers une ville qui n'appartient pas qu'à moi, dont les murs ont de multiples propriétaires, de multiples occupant.es, j'ai commencé à entrevoir des surprises, et des fonctionnements qui m'étaient inconnus et qui lui sont propres. J'ai rencontré des personnes qui avaient cette envie-là également. Le but est de pouvoir passer autrement son temps libre que dans les lieux qui sont prévus pour le faire (par prévus, j'entends économiquement prévus, institutionnellement prévus, culturellement prévus...). Pourquoi ?
Mais, je les aime bien, et je les associe à quelque chose de furtif, de sombre et d'inaccessible, et c'est fascinant.